J’ai répondu en janvier 2023 aux questions de Nathalie Cailteux qui anime le site Lire pour guérir. J’aborde dans cet entretien mon approche de la bibliothérapie, qui mobilise en premier lieu les potentiels de la prose poétique.
Nathalie Cailteux : Comment vous est venue l’idée de recourir à la lecture et à l’écriture à des fins thérapeutiques ? Cela vient-il d’une expérience et/ou d’une intuition personnelle ?
Julien Bucci : Ma pratique artistique a toujours été reliée à une démarche sociale et philanthropique, attentive aux personnes. Dès mes premières expériences de comédien en 1995, je me suis intéressé aux publics plutôt qu’aux lieux. L’entre-soi des lieux institutionnels du théâtre ne me convenait pas. Je suis allé jouer ailleurs. C’est à dire partout : dans des centres sociaux, des médiathèques, des centres pénitentiaires, des collèges, des lycées, des hôpitaux… Là où sont les gens, où ils vivent, étudient, travaillent, se reposent. En près de 30 ans, j’ai rencontré une grande diversité de publics, de tous âges et toutes conditions sociales, à l’image de la société. Je suis intervenu auprès de personnes en situation de handicap, en perte d’autonomie, en échec scolaire, en fin de vie… et j’ai mesuré, très rapidement, que la lecture et l’écriture pouvaient être de puissants leviers pour apaiser, relier, émanciper, réunir, dynamiser. C’est de ces expériences, de ces interventions sur le terrain, de ces rencontres multiples, que s’est développée ma pratique artistique à visée sociale et thérapeutique.
NC : Que signifie pour vous la bibliothérapie ? Est-ce la signification des mots et phrases (ce qu’ils évoquent) ou bien leur sonorité/rythme qui, selon vous, contribue à l’apaisement voulu ? Ou les deux à la fois ? Pensez-vous qu’un aspect sans l’autre peut agir en tant que médium thérapeutique ?
JB : Le mot bibliothérapie tolère tellement d’acceptions, d’usages (et mésusages) qu’il est devenu difficile de le contenir dans une définition à la fois claire et explicite. N’étant pas thérapeute, le mot « thérapie » ne me convient pas. Il est trop imprécis. On peut y entrevoir la promesse d’une guérison (ici, par le pouvoir des mots). C’est un espoir dangereux et évidemment faux. Les mots ne sont pas guérisseurs mais, en revanche, les mots peuvent prendre soin. Dans le recueil « Au vert, au vent, dans l’instant », l’intention est de relaxer et pacifier par une prose éclairante, imagée, sensorielle. Les mots peuvent aider à détendre, à retrouver du souffle, à panser ses blessures, à chercher des réponses, à se sentir vivant.e… Ce potentiel peut être mobilisé de multiples manières : en lisant pour soi (silencieusement ou à voix haute), en se faisant lire, en écrivant puis lisant ce qu’on a écrit. Le son des mots est tout aussi porteur que le sens : « le son chassant le sens, le sens naissant du son », comme le dit Jacques Rebotier. Le ou la « bibliothérapeute » est la personne qui accompagne cette démarche, qui conseille, encourage, propose des chemins. Si « thérapie » il y a, c’est une thérapie active qui demande une implication physique, mentale et émotionnelle de la part de chaque participant.e.
NC : La poésie reste souvent moins facile à appréhender que les textes en prose. Comment un novice peut-il s’y prendre pour débuter dans l’apprentissage des atouts de la poésie ? Avez-vous des conseils à nous proposer ?
JB : J’ai la conviction que la poésie (notablement la poésie actuelle écrite en prose : celle que j’aime lire et écrire) est bien souvent plus accessible et plus « parlante » que la plupart des récits ou romans. Elle va à l’essentiel, nous parle en peu de mots : de tout, du vivant, du désir, de nos peurs, de nos élans, de la mort… On peut se sentir abreuvé et nourri par un poème de quelques lignes quand la lecture de certaines bibles ne laisse en nous aucune trace ou une si faible rémanence. La poésie ne raconte pas d’histoires. Elle va droit. Tout en cherchant à dire l’indicible, l’innommable, dans une langue singulière, créative, inventive. Je conseille d’entrer en poésie par petites touches, en feuilletant des recueils qu’on croise, en fouillant sur internet, en l’écoutant (il existe des podcasts, des vidéos-poèmes…). Il faut grappiller, chercher les écritures qui pourraient nous plaire. Et laisser de côté celles qui ne nous parlent pas. Lire de la poésie est également valorisant pour les personnes qui ont des difficultés à lire. On peut facilement aller au bout d’un poème, quand on ne parvient pas toujours à finir un chapitre. On peut l’écrire aussi. Il y a plein de manières de rencontrer la poésie. On peut même l’écouter au téléphone. C’est l’objet du Serveur Vocal Poétique, que j’ai créé en 2020. C’est un numéro de téléphone gratuit qui permet d’écouter des dizaines de poèmes d’auteurs et d’autrices d’aujourd’hui.
NC : Votre article très éloquent sur votre site www.biblio-therapie.com « Descendre en soi pour s’élever par l’écriture » fait référence à une citation de Franz Kafka « On ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent…. Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous. » Quels sont les romans qui vous ont fait ressentir ces émotions ?
JB : Ce sont principalement des poèmes (et non des fictions), qui me traversent, me remuent. La langue du poème est dense. Le ou la poète n’ergote pas. Il ou elle nous parle sans détours ; ce que le romancier ou la romancière ne fait pas forcément, ou de façon bien souvent diluée. Le poème est un concentré. Si c’était une substance médicinale, ce serait un élixir ou des huiles essentielles. Certaines lectures m’ont particulièrement marqué. Je pense en particulier :
- à la langue sublime de Géo Norge, d’une infinie tendresse
- aux mondes sombres et profonds, absurdes et surprenants, d’Henri Michaux
- au récit poignant de l’enfance en « Lambeaux » de Charles Juliet
- à la gouaille truculente, drôle et touchante, de Jehan Rictus
- au parcours déchirant d’Hervé Guibert, luttant contre la maladie et se préparant à la mort
- aux écrits de Georges Perec et sa recherche inlassable du souvenir par l’écriture
- à la « Prière aux vivants pour leur pardonner d’être vivants » de Charlotte Delbo
- à la plénitude d’un peintre racontée par Natsume Sōseki dans « Oreiller d’herbes »
- au récit de (sur)vie et d’entraide de deux sœurs isolées « Dans la forêt » (Jean Hegland)
NC : L’oralité de l’écrit, la lecture à voix haute, mais aussi les arts graphiques et les musiques contribuent à donner un corps aux mots. Cette personnalisation du verbe, si elle permet à l’auteur(e) de se retrouver ou de mettre en lumière son identité, pourrait par ailleurs limiter celle d’autrui, qui aurait peut-être souhaiter la transposer ou la recevoir différemment. Qu’en pensez-vous ?
JB : Je ne suis pas certain qu’en lisant un texte à voix haute, on le « personnalise ». Si c’est le cas, il vaut mieux l’éviter. En lisant à voix haute, on prête seulement sa voix au texte. On l’habille d’un tissu vocal, mais le corps du texte, son volume, sa matière, demeurent inchangés. Les mots cheminent de bouche à oreille mais le cheminement du sens n’est pas terminé à l’arrivée. Le texte reprend corps. La lecture sémantique, intime et personnelle, cette lecture profonde qui appartient à chaque auditeur ou auditrice, ne fait que commencer. La personne qui lit à voix haute est au service du texte. Elle ne doit, en aucun cas, se servir du texte et encore moins poser un regard interprétatif sur l’œuvre, en étant attentif à la sonorité et au rythme du texte plutôt qu’au sens que nous en percevons. Ayant reçu une formation musicale, je parcoure chaque texte comme une partition sonore. Dans ce travail, toute l’attention doit être portée à rendre le texte le plus intelligible possible, c’est à dire hautement compréhensible pour chaque auditrice ou auditeur. L’ego de la personne qui lit est loin derrière. Louis Jouvet disait des mauvais acteurs : « ils boursouflent la phrase de leurs intentions personnelles ». C’est exactement ce qu’il faut éviter de faire dans une lecture oralisée. C’est essentiel car il n’y a pas une seule manière, une manière univoque, de recevoir et réfléchir un texte. Il y a autant de « lectures » possibles que de personnes qui parcourent un texte. Quand on lit ou reçoit un texte, on « se » lit à l’intérieur, à l’aune d’un corps de mots qui fait écho en nous d’une façon tout à fait particulière. Dès lors, la lecture à voix haute se doit de potentialiser le texte, de l’ouvrir au maximum, de l’amplifier, de l’envoyer dans toutes les directions possibles.
NC : Quels sont vos projets pour 2023 ? Qu’est-ce qui vous tient tout particulièrement à cœur dans le domaine de la littérature et de l’écriture ?
JB : Je me forme actuellement en vue d’obtenir une certification d’art-thérapeute par le biais d’une Validation des Acquis des l’Expérience. Je souhaiterais par la suite réaliser une recherche en milieu clinique afin de tester, analyser et mesurer des soins littéraires adressés à des patients (mesurer la perception de la douleur avant et après soin, tester différentes manières de faire entrer en relation un.e patient.e et un texte…). Il existe une importante littérature théorique consacrée à la bibliothérapie mais aucun livre ne propose une approche technique, concrète et pragmatique, en matière de lectures-soins. Les principes, les fondements de la bibliothérapie, sont désormais connus mais on ne les a jamais mesurés de façon scientifique. C’est quelque chose qui manque considérablement. En parallèle à cette recherche, mon activité d’auteur et d’animateur d’ateliers d’écriture se développe de manière croissante. C’est une année qui s’annonce riche en créations, en réflexions et en publications.
Propos recueillis par Nathalie Cailteux, le 14/01/2023
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