Explorer l’écriture suppose une descente en soi, en des endroits insoupçonnés…
[ article publié dans le Journal du Printemps édité par Le Printemps culturel ]
« Pour parler du lac, il faut pouvoir y plonger », affirme le poète Friedrich Hölderlin. Dans la continuité de cette pensée qui présuppose que l’immersion dans un sujet précède sa connaissance, on pourrait postuler que pour parler de soi, il faut d’abord plonger en soi. Et ne pas craindre d’y aller, sans pouvoir présager de ce qu’on pourra y trouver.
« On ne sait pas ce qu’on dit lorsque naît la poésie
c’est Queneau, l’ouvreur de l’ouvroir qui nous l’dit » [1]
Dans de multiples épopées, le héros (Héraclès, Orphée, Énée…) va traverser une épreuve transcendante, initiatique, de catabase [2]. Il va descendre dans le monde des enfers, le traverser pour y consulter ou y ramener quelqu’un ou quelque chose, et revenir à la surface.
Quand j’accompagne l’écriture, j’emploie fréquemment l’image de la « cave ». J’encourage les personnes qui écrivent à descendre en elles, à aller chercher les mots « à la cave », au plus profond d’elles-mêmes. Je leur garantis les conditions d’un transport sécure, bienveillant, pour qu’elles puissent s’engager en toute confiance dans cette exploration d’elles-mêmes. Je sécurise chaque personne qui écrit, en tenant fermement la corde. Je reste constamment présent, attentif, et je veille. Pour que chacun, chacune, puisse sereinement descendre en soi, creuser ses propres failles. Et revenir.
« J’ai l’habitude
De me considérer
Comme vivant avec les racines,
Principalement celle des chênes.
Comme elles
Je creuse dans le noir
Et j’en ramène de quoi
Offrir du travail
À la lumière »Eugène Guillevic
Encore faut-il accepter d’explorer ses abysses. On peut le redouter. On peut s’y refuser. On peut mettre en place de puissants ressorts défensifs pour rebrousser chemin, voire ne pas l’entamer. On peut craindre, par la suite, que la mise en partage de ce qu’on a trouvé en soi ne devienne l’objet de récupérations, de moqueries ou de sarcasmes. La personne qui anime l’écriture doit, à nouveau, patiemment, être garante d’une possibilité sereine de partager ses écrits à voix haute à l’ensemble du groupe, sans crainte.
Après avoir plongé en soi et remonté à la surface, on découvre, on observe à la lumière du jour, tout ce qu’on a trouvé. C’est le moment où la parole se catalyse, se sédimente et se révèle. Lire à voix haute ce qu’on a déterré est une révélation. C’est le moment où la photo se révèle dans le bac. On a une vague idée du cliché qu’on a pris. Mais c’est seulement en prononçant chaque mot, à voix haute, que le texte se révèle à soi et aux autres. Le texte, alors, se dynamise. Il se potentialise par la voix posée sur les mots. Il s’incorpore, prend forme, prend chair. Il se libère et peut parfois nous libérer.
Le jour où Sébastien, élève perturbateur et décrocheur d’une classe de bac pro Métiers de l’accueil, a osé parler du cancer et de la mort de son père, ce jour vertigineux où Sébastien a compris que dans l’espace contenant de l’écriture, il pouvait se livrer sans redouter le moindre jugement, quelque chose s’est ouvert, quelque chose s’est révélé à lui. Il a compris que l’élève « perturbateur » qu’il était était avant tout « perturbé » par la mort dévastatrice de son père. Une mort qui avait laissé en lui un sentiment de peur, de vide et de profonde tristesse. Quand Sébastien a lu à voix haute son texte à l’ensemble de la classe, personne ne s’est moqué, personne n’a fait la moindre remarque désobligeante ou déplacée. Un silence impressionnant a entouré chaque parole de Sébastien. Nous l’entourions, nous recevions chacune de ses paroles. Nous étions tous et toutes bouleversés.es par cette révélation. Plusieurs d’entre nous ont pleuré. C’était un moment fort, pour Sébastien et l’ensemble du groupe.
« Le texte vient libérer quelque chose que le lecteur portait en lui, silencieusement. Et cette expérience s’accompagne d’une sensation d’intense plaisir et de la libération d’une énergie jusque-là entravée »
…affirme Michèle Petit, anthropologue de la lecture dans son essai « Éloge de la lecture », à propos de la dimension libératoire, cathartique, de la personne lisant, se lisant à travers un texte. Cet effet de purge se manifeste de manière tout aussi tangible dans le cas d’un texte écrit soi-même. Si je le lis silencieusement, quelque chose, déjà, se manifeste en moi. Si je le lis à voix haute, quelque chose se densifie, vibre plus fort, me traverse. La puissance intrinsèque des mots se démultiplie par la voix.
Les mots qui étaient là en nous, cachés, tapis, (re)prennent vie. Comme s’ils avaient toujours été là mais qu’ils nous attendaient, sans bruit. Comme si notre parole était gelée en nous. Il faut descendre à la cave pour récolter ces mots gelés, qui se tiennent là sans bouger.
« En pleine mer, Pantagruel se leva pour scruter l’horizon et nous dit : « Mes compagnons, vous n’entendez pas quelque chose ? Il me semble que j’entends des gens qui parlent en l’air, et pourtant je ne vois personne. Écoutez. (…) Ici se trouvent les confins de la mer glaciale, sur laquelle s’est déroulée (…) une grosse et félonne bataille. Alors tout gela en l’air, les paroles et les cris des hommes et des femmes, le choc des masses, les heurts des harnais, des armures, les hennissements des chevaux, et tout le vacarme d’un combat. Maintenant que la rigueur de l’hiver est passée, et que reviennent la paix et la douceur des beaux jours, ce qui a gelé fond et se fait entendre » (…) Il nous jeta alors sur le pont de pleines poignées de paroles gelées, qui semblaient des dragées en forme de perles de toutes les couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés. Ils fondaient parce qu’ils se réchauffaient entre nos mains. » [3]
En écrivant, on œuvre comme Pantagruel à dégeler nos propres mots, raidis de froid. Il suffit de recueillir les mots, les saisir dans nos mains. Poser les mots frigorifiés bien à plat devant nous. Et voir ce qu’ils nous disent. Les laisser fondre dans la bouche. Les découvrir et les entendre.
Il faut aller en soi et accepter la solitude. Car l’écrit profond, l’écrit existentiel, ne peut pas se produire en étant reliés.es à d’autres. Il y a ce paradoxe, dans l’atelier d’écriture, où chacun part en soi, isolé.e, tout en étant relié.e à un ensemble de solitudes. Dans ce moment de catabase à la fois collective et solitaire, personne ne peut accompagner notre descente. Elle se fait seule.
« Il faut toujours une séparation d’avec les autres gens autour de la personne qui écrit (les livres). C’est une solitude. La solitude de l’écriture, c’est une solitude sans quoi l’écrit ne se produit pas, ou il s’émiette, exsangue de chercher quoi écrire encore. On ne trouve pas la solitude, on la fait. La solitude elle se fait seule. Je l’ai faite. » [4]
Cette acceptation de la solitude ne va pas de soi. Ne plus bouger, ne plus parler, rentrer en soi, peut être éprouvé de manière déstabilisante, gênante, voire insupportable. Certaines personnes ne peuvent s’empêcher de parler, chuchoter ou bouger une partie du corps en cherchant l’écriture. Elles vont secouer un pied, un stylo, percuter des objets. La tête sait le chemin mais le corps, parfois, s’y refuse. Il faut alors, justement, mobiliser le corps, en pleine conscience. Amplifier la respiration, s’ancrer, se relâcher pour trouver la détente. Sans ce rattachement à mon corps et sans ce détachement de tous les corps qui m’entourent, je ne pourrai pas amorcer la descente. Et si ma bouche est occupée à parler avec celles et ceux qui m’environnent, je ne pourrai pas prêter attention aux mots gelés qui attendent que mes mains et ma bouche s’en saisissent.
« On ne devrait lire que les livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? (…) Nous avons besoin de livres qui agissent sur nous – un livre doit être la hache pour la mer gelée en nous »
Lettre adressée à Oskar Pollak, Franz Kafka
Il en va de même pour l’écriture. Nous écrivons, nous cherchons à écrire pour fracasser en nous la mer gelée, le lac de glace, ce froid qui nous immobilise et nous empêche de nous mouvoir : de tous nos membres, de toutes nos forces.
« Ce dialogue entre l’écriture et l’écrivain est une plongée. Une plongée en apnée. Une plongée où l’écrivain tente d’aller au plus profond de lui, là où la pression est énorme, pour deviner, dans l’obscurité de l’inconscient, ce qui gît là, ce poisson-soi, qui est l’objet de beauté. (…) Puis, par une entreprise chirurgicale dont les mots sont les multiples et savants scalpels, l’écrivain a pour mission de faire émerger ce poisson-soi à la surface houleuse de l’océan. Et de là, le ramener, le temps d’un instant, vers la rive. »
Le poisson soi, de Wajdi Mouawad
Écrire est un acte d’auto-émancipation. Et il ne s’agit pas d’ordonner aux personnes qui vont explorer l’écriture : « Libérez-vous ! ». « Ne me libère pas, je m’en charge ! » proclamaient les manifestantes féministes associées aux mouvements sociaux de mai 68. Il s’agit ici, plus sûrement, dans une approche auto-libératrice d’empowerment [5], de proposer à la personne qui écrit des outils, des conseils, des suggestions, des propositions de postures et de chemins à emprunter, pour qu’elle parvienne à s’affranchir : d’elle-même, sans se forcer, à son rythme.
C’est par la puissance des mots, leur jaillissement, leur surgissement, que peut se manifester un puissant mouvement de libération, surgi des profondeurs.
« Les mots sont de bons moyens pour provoquer des modifications psychiques chez celui à qui ils s’adressent et c’est pourquoi il n’y a désormais plus rien d’énigmatique dans l’affirmation selon laquelle la magie du mot peut écarter les phénomènes morbides ».
Traitement psychique (traitement d’âme), Sigmund Freud
Les mots sont là pour aider la personne qui écrit à reprendre possession de son corps, de son identité et de sa dignité. La personne qui écrit se reconnecte à ce qui est présent, à ce qui est resté en elle de façon plus ou moins profonde. En écrivant, elle prend le temps de se relier, de s’attacher à ce qui « va », tout ce qui va en elle. Car tout ne va pas mal, même lorsqu’on est malade, en fin de vie ou écrasé.e par la souffrance. La personne malade est d’abord une personne. La personne qui souffre est une personne. Même, et surtout, la personne en fin de vie est une personne : en vie.
La personne qui écrit s’explore, chemine. Tant qu’on chemine, on continue, ça marche. Les mots qu’on trouve en écrivant ont ce pouvoir de nous faire « aller ». Aller en soi pour aller mieux. Ou continuer à « aller », tout simplement. Maintenir le mouvement.
Julien Bucci
le 11/01/2023
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[1] Extrait de Prose aux dits, de Julien Bucci. Raymond Queneau ayant été un des initiateurs de l’Oulipo : Ouvroir de Littérature Potentielle.
[2] Du grec ancien κατάϐασις / katábasis : descente, action de descendre
[3] Gargantua, François Rabelais
[4] Écrire, Marguerite Duras
[5] Qu’on peut notamment traduire par auto-capacitation