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Entrer en lecture « les yeux fermés » [article]

La personne qui écoute un texte a-t-elle besoin d’explications, d’éclairages et de connaissances préalables pour entrer en lecture ? Est-il nécessaire de saisir un contexte lié à la création littéraire, un procédé d’écriture, une tournure de style… pour entrer en relation avec un texte ?

On distinguait, parmi les disciples de Pythagore, les acousmaticiens (de akousmata, les choses entendues, soit les auditeurs) des mathématiciens (de mathema, la science, la connaissance). Les premiers se contentaient d’écouter en silence les enseignements de Pythagore, qui professait dissimulé derrière un rideau, tandis que les seconds étaient autorisés à voir l’enseignant. Contrairement aux acousmaticiens, pour qui les choses n’étaient qu’énoncées (et non expliquées), les mathématiciens étaient formés à l’art de la preuve, du résultat et du raisonnement.

Lorsque nous écoutons un texte lu à voix haute, nous sommes des acousmaticiens. Nous entendons sans voir. La réception du texte est sensorielle, intuitive, organique : anti-mathématique !

« Par nature, tous les hommes désirent savoir. Le signe en est l’attrait pour les sensations, car en dehors de leur utilité, on les aime pour elles-mêmes et particulièrement celles qui viennent des yeux » – Aristote

Dans le domaine de l’œnologie, il est courant de proposer des dégustations « à l’aveugle ». Les bouteilles sont recouvertes d’un tissu noir pour masquer leur identité visuelle et toute information relative au cépage, au terroir, aux procédés de vinification… On déguste sans préconnaissance, sans être influencé.e par des préjugés que nous avons intégrés. Goûter sans avoir la possibilité de voir permet alors d’apprécier de façon plus ouverte, sans idées préconçues.

Dans le domaine de la lecture, nous avons élaboré, de la même manière que pour le vin, des croyances et des préjugés.

Admettons que je n’apprécie pas l’écriture de Marguerite Duras. C’est peut-être la personnalité de l’autrice qui a pu me déplaire. J’ai pu parcourir un passage dont le style m’a laissé indifférent. Un de mes proches m’a peut-être convaincu que l’œuvre durassienne était sans intérêt ou que je perdrais mon temps à la lire. Il y a 1000 raisons d’appréhender voire redouter un.e auteur.trice, son œuvre ou un genre littéraire. Nous nous sommes fermés, alors, à des opportunités de rencontres.

Il faut repartir à zéro. Accepter de se perdre. Partir à l’aventure en rencontrant un texte dans le noir absolu, sans rien savoir. Peut-être même sans choisir.

« La lecture, c’est l’art de se perdre dans un monde que l’on n’a pas choisi. » – Milan Kundera

La lecture à l’aveugle permet de découvrir des auteurs.trices ou des genres littéraires qu’on n’aurait pas osé approcher.

Lire « à l’aveugle », c’est entrer sans détours dans le cœur d’un texte, dans sa chair et son corps. C’est voyager sans boussole ni plan, comme si on parcourait un manuscrit, non encore mis en page, non formaté et imprimé. C’est revenir à l’état brut du texte, à son essence.

« Vous savez ce qu’est l’hémistiche, la césure ? Un peu, mais si je parle de tropes, d’hypallage, de chiasme… qu’en est-il ? Est-ce que cela vous empêche d’être bouleversé par un poème de Verlaine truffé de chiasmes, d’enjambements et de tropes ? Non, bien sûr ! » – Jean-Pierre Siméon

Comment lire « à l’aveugle » (concrètement) ?

Dans les ateliers de bibliothérapie, il est courant (et bienvenu !) de lire et faire lire à voix haute des extraits littéraires dont le nom de l’auteur.trice (et le titre de l’œuvre dont ils sont issus), ne sera pas porté à la connaissance des auditeurs.trices. Le texte apparaît sans détours, sans exégèse, sans propos liminaire ni introduction. Il surgit directement.

  • À travers plusieurs spectacles et entresorts que j’ai élaborés, on retrouve cette intention d’irruption, d’inattendu et de surprise. Dans les soins poétiques de L’institut de beautés littéraires, le public ne sait pas à l’avance quel poème sera lu pour lui, dans l’intimité d’une cabine. Quelques intitulés de soins, assez vagues, orientent un peu le public dans son choix, mais aucun nom d’auteur.trice ni titre de recueil ne vient l’influencer.
  • Dans la lecture musicale Des mots dans le noir, le public a littéralement les yeux bandés et se trouve plongé dans l’obscurité pour écouter un ensemble de récits que je lis à voix haute.
  • Le Serveur Vocal Poétique, dont j’assure la direction artistique, propose au public d’écouter des poèmes sur une ligne téléphonique interactive, accessible gratuitement, 24h/24. L’accès aux poèmes se fait de façon arbitraire : le public interagit avec le serveur en composant des chiffres sur son clavier mais dans cet écosystème poétique, aucune information n’est délivrée quant aux noms des poètes.tesses. Un poème surgit au détour d’un chiffre…
  • De nombreuses médiathèques proposent aux usagers.ères des découvrir des livres dont les couvertures sont masquées (des exemples : ici et ).
  • Je pense enfin au dispositif si ingénieux des Brigades d’Intervention Poétique (BIP), modélisé par le poète Jean-Pierre Siméon et le metteur en scène Christian Schiaretti. Un.e lecteur.trice débarque dans une salle de classe, en plein milieu d’un cours. Seul l’enseignant.e est au courant de l’intervention. Il ou elle cède immédiatement la place, sans un mot, au lecteur ou à la lectrice qui va partager un poème. Les élèves n’ont pas le temps de mobiliser leurs a priori et leurs éprouvés vis-à-vis de la poésie. Le poème est déjà là ! Le poème est passé !

Toutes ces approches visent à faire entrer en écoute une personne / un public en dépouillant le texte de tout costume, coiffure ou maquillage (trucco, en italien). Le texte arrive nu, démaquillé. Chacun, chacune, peut ainsi, par ce dépouillement, ce dénuement, le recevoir. Et le revêtir, l’habiller, le tisser, l’associer librement, à sa guise.

N’y aurait-il pas alors, en fermant l’œil droit et l’œil gauche, la possibilité d’entrouvrir notre troisième œil ? Celui qu’on appelle parfois « œil intérieur » ou « œil de l’âme », cet œil tourné vers soi ?

En entrant en lecture « en confiance » (littéralement « les yeux fermés »), en acceptant de pas voir ou de ne pas savoir à l’avance, on laisse pleinement entrer le texte en soi, on l’incorpore. Et on le laisse aller…

« Les livres sont des miroirs : on y voit seulement ce que l’on a en soi. » – Haruki Murakami

Julien Bucci, 17/10/2024

 

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